Le développement personnel : une dérive individualiste et la peur de l’amour ?

Dans une récente interview accordée à Marianne, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik nous invite à réfléchir sur les dérives actuelles du culte du développement personnel, et sur ses conséquences parfois insidieuses, notamment chez les jeunes. En tant que thérapeute en relation d’aide, passionnée par la théorie de l’attachement, je vous propose ici une lecture croisée de ses propos, éclairés par la pratique de la relation d’aide et la théorie de l’attachement.
Une vision individualiste déconnectée du lien ?
Selon Boris Cyrulnik, le développement personnel, tel qu’il est promu aujourd’hui dans les médias et sur les réseaux sociaux, tend à glorifier un moi tout-puissant, autosuffisant, qui chercherait en lui seul, les clefs du bonheur. Cette idéologie, séduisante en apparence, peut néanmoins produire un effet délétère : la négation du besoin fondamental de lien à l’autre.
Or, comme nous le savons bien en tant que thérapeutes d’inspiration humaniste et Rogérienne, l’être humain se construit dans la relation, et non en dehors d’elle. La théorie de l’attachement, développée par John Bowlby et enrichie par des cliniciens comme Mary Ainsworth, nous rappelle à quel point la qualité de nos premiers liens conditionne nos capacités ultérieures à aimer, à faire confiance, à créer un sentiment de sécurité intérieure.
Le développement personnel tel qu’il est promu aujourd’hui semble véhiculer une vision hypertrophiée de l’autonomie : “Deviens la meilleure version de toi-même”, “Tu n’as besoin de personne pour exister”, etc. Derrière ces injonctions séduisantes, une solitude affective croissante s’installe. En se focalisant sur l’amélioration de soi sans l’autre, les jeunes risquent de refouler leur besoin fondamental de lien.
Les jeunes et la peur du lien amoureux
Boris Cyrulnik pointe alors une tendance inquiétante chez les jeunes générations : un recul de l’engagement affectif. Il observe que certains adolescents préfèrent ne pas “tomber amoureux”, par peur de la souffrance, de la perte de contrôle, ou encore d’une dépendance émotionnelle. À cela s’ajoute une culture du “tout, tout de suite”, où la frustration, la patience et la coconstruction d’un lien sont souvent absentes.
Boris Cyrulnik va plus loin : il affirme que le cerveau des jeunes, saturé de représentations individualistes, “refuse de tomber amoureux”. Ce n’est pas une incapacité biologique, mais un conditionnement culturel qui inhibe la capacité à s’engager émotionnellement. On observe alors des liens plus fonctionnels que passionnés, des relations vécues comme temporaires ou superficielles.
En tant que psycho-praticienne de la relation d’aide, nous retrouvons parfois ce phénomène en séance : des jeunes adultes en difficulté pour entrer en lien authentique, avec une peur diffuse de l’attachement, ou à l’inverse, une dépendance anxieuse dans la relation. Il devient alors essentiel de remettre du sens sur la sécurité affective, sur la différence entre attachement sécure et fusion, et d’accompagner nos clients vers des liens plus justes et nourrissants.
La blessure d’attachement comme base de travail thérapeutique
Cette interview nous rappelle, si besoin était, à quel point la blessure d’attachement est un thème central dans nos accompagnements. Qu’il s’agisse de blessures précoces, de ruptures affectives, ou de carences émotionnelles, ces expériences marquent la psyché et influencent profondément la manière dont chacun entre en relation avec soi, avec l’autre, et avec le monde.
La relation thérapeutique, dans sa qualité de présence, d’écoute inconditionnelle et de non-jugement, peut devenir un lieu de réparation symbolique. C’est dans ce climat de confiance que nos clients peuvent expérimenter un lien différent, porteur de croissance.
Redonner du sens à la relation dans un monde qui l’oublie
Face à une société qui valorise l’indépendance à outrance, l’efficacité, et le “self-made man”, notre rôle de thérapeute est aussi celui d’un transmetteur de l’importance du lien tout au long de la vie. Permettre au patient, à travers les pratiques d’accompagnement, de prendre conscience que l’autonomie véritable ne s’oppose pas à l’attachement, mais en découle.
Comme le souligne Boris Cyrulnik, c’est en étant sécurisés dans nos premiers liens que nous pouvons ensuite explorer le monde, aimer librement, et construire un moi solide. La relation d’aide s’inscrit pleinement dans cette logique, en offrant un espace sécure pour revisiter son histoire, se réapproprier ses émotions, et construire des liens plus conscients.
En tant que thérapeute, que faire face à ce phénomène ?
Voici quelques pistes de réflexion que je partage dans ma pratique :
- Redonner du sens à l’attachement : accompagner pour se réconcilier avec le besoin d’amour, de sécurité et de lien.
- Distinguer autonomie et isolement : apprendre à s’affirmer tout en restant relié.
- Identifier sans jugement ce qui a tissé et construit notre conception du lien.
- Valoriser les liens sécures dans toutes les sphères : famille, amitié, couple, thérapie.
- Déconstruire les discours toxiques tels que : “tu dois aller bien tout seul”, “aime-toi toi-même avant d’aimer les autres”, “tu n’as besoin de personne pour avancer”… Autant d’injonctions culpabilisantes.
Cette interview de Boris Cyrulnik nous invite à repenser notre culture du “moi d’abord”, pour remettre la relation au cœur de la santé psychique et mentale. En tant que thérapeute en relation d’aide, je crois profondément que l’éclairage sur les piliers qui construisent notre attachement, est une clé sur le chemin de notre liberté. C’est en cultivant des liens vrais et nourrissants que chacun peut s’épanouir durablement, bien au-delà des promesses d’un bonheur individuel standardisé.
Illustration ©Quentin Gréban